Qu'est-ce qu'un service d'urgence saturé ?
"D'abord, on n'a plus de brancard. On ne peut pas faire sortir les gens des ambulances. Ça m'est déjà arrivé d'attendre deux heures. C'est traîner dans les urgences pour voir qui pourrait quitter son brancard pour aller sur un fauteuil… Psychologiquement, ça ressemble à de la médecine de guerre : on enchaîne pour essayer de dégrossir ce qu'il se passe. Il n'y a plus vraiment d'humanité car nous allons à l'essentiel, notre crainte étant de passer à côté d'une urgence absolue. C'est également des gens qui restent 24, 48, 72 heures sur un brancard, dans un couloir. C'est jouer à Tetris pour placer les brancards."
Qu'est-ce qu'une journée sans saturation ?
"On ne sait jamais ce qui peut nous arriver. C'est une journée avec des urgences vitales, de l'adrénaline mais aussi un bras cassé, des points de sutures, une personne âgée que l'on doit prendre en charge… Quelqu'un qui fait un AVC. Mais quand c'est fluide et que nous avons des lits derrière et que ça tourne bien, nous avons le temps de parler aux gens. Nous sommes plus disponibles pour rassurer et faire un travail de qualité. La détresse morale, c'est aussi à prendre en compte et c'est ce que nous sacrifions quand nous sommes saturés."
Quel est votre meilleur souvenir ?
"Une journée où j'ai rencontré deux enfants en situation de handicap. Le premier a eu le bras cassé. Je me suis accroupie devant lui et je lui ai raconté ce qui allait se passer : la radio et tout ce qui s'ensuivait. J'ai passé une heure avec cet enfant au lieu de cinq minutes et du début à la fin, il a souri. Il m'a fait un check avec l'autre main avant de s'en aller. Sa mère m'a remercié : 'Merci ! Vous n'imaginez pas à quel point vous êtes un ange.' Je n'ai rien fait de glorieux pourtant : une radio et un plâtre. Le second était un enfant autiste qui s'était blessé à la tête : il fallait le suturer. Je me suis mise derrière lui, commençant à le bercer en chantant pour le détendre et, quand j'ai senti qu'il lâchait prise, j'ai dégainé mon agrafeuse pour agrafer sa plaie. Il n'a pas pleuré et son éducateur en était heureux."
Continuerez-vous à l'hôpital de Laval ?
"C'est ce qui me fait vibrer ! Je ne me vois pas faire autre chose et je ne me vois pas ailleurs. Mon plus beau souvenir de médecine est dans cet hôpital. Mes plus beaux souvenirs personnels y sont aussi car mes quatre enfants y sont nés. J'y ai les pires souvenirs : j'avais pris comme un échec le fait que nous fermions les urgences de Laval. Mon fils de 12 ans a eu un très grave accident : mes collègues du Smur de Laval lui ont sauvé la vie. Cet hôpital, c'est mon sang et ma chair : je m'y sens bien car c'est mon deuxième chez moi. J'ai un lien fort et particulier avec bon nombre de personnes dans cet hôpital."
"Cet hôpital, c'est mon sang et ma chair"
Croyez-vous en la réorganisation qui provoque votre éviction ?
"Pas du tout. Pour plusieurs raisons : la réorganisation se base sur un rapport de 2021. Il a été écrit avant qu'on entre dans la régulation. Le contexte a particulièrement changé et ce rapport est obsolète. Dans ce rapport, il est précisé qu'il est plus favorable d'avoir un chef unique pour les urgences et le Samu-Smur. Il est aussi écrit que ce chef doit travailler dans les deux services, ce qui n'est pas le cas de la personne choisie. Je pense que c'est une excuse pour m'évincer."
Qu'est-ce qui se cache derrière votre éviction ?
"Je n'avais pas cerné d'enjeu à l'origine. Je me suis rendu compte de la gravité de la situation grâce à la réaction de mes collègues, les syndicats nationaux et les collectifs d'urgence qui se sont indignés. Ils ont employé des mots forts comme 'harcèlement', 'musèlement'… Je me suis dit alors qu'il ne fallait pas que ça reste dans l'ombre. Je me suis rendu compte que, juste derrière, arrivait la réorganisation du territoire. Très certainement, je devais être un obstacle car je prône la défense de l'accès aux soins. Pour moi, cette réorganisation, vu la manière avec laquelle elle est conduite, va être une entrave à l'accès aux soins en Mayenne.
Il y a un principe de réalité : on ne peut faire fonctionner qu'un seul service d'urgence la nuit. C'est difficile en termes d'organisation, de logistique, de transport sanitaire, d'hébergement… Il y a quelques semaines, les médecins se sont réunis pour proposer une organisation de territoire évitant la fermeture des urgences de Laval la nuit. Nous n'avons pas trouvé de consensus. Or, nous avons appris par le Conseil départemental mi-novembre qu'une réorganisation serait faite sans nous consulter avant même que la direction elle-même ait pu nous avertir. Pour moi, on ne peut pas réorganiser sans certains prérequis : la confiance, la transparence auprès des médecins, des paramédicaux, des usagers et des associations. Cette consultation n'a pas été faite en concertation. Comment être en confiance avec l'Agence régionale de santé ?"
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