Laval. Schisme à Gébérram-sous-Grenouille

La  foudre était tombée sans crier gare sur Gébérram-sous-Grenouille. Mathilde Ballot, la fidèle épouse du premier adjoint au maire, s’était faite la malle avec armes et bagages. Et comble d’ironie, l’infidèle n’avait pas quitté son mari pour un coquin mais pour une coquine ! Et on connaissait le nom de la tentatrice, Florence Brioulet, la manager du centre de fitness de Tonsure sur Ouette !  Comme quoi le sport pouvait s’avérer une pratique dangereuse pour les couples ! La nouvelle en avait laissé plus d’un et plus d’une sans voix. La séparation à peine consommée, les ragots ne s’étaient pas fait attendre. Dans un premier temps et sans doute en souvenir d’une éducation judéo-chrétienne tenace, tout le village s’était rangé comme un seul homme derrière Jean-Yves Ballot. Chez les Belair les réactions étaient plus mitigées. Léa, en fidèle militante féministe ne succombait pas à la chasse aux sorcières et attendait d’en savoir un peu plus pour juger Mathilde. Tandis que Richard avait soutenu l’élu peut être motivé par les restes d’une solidarité masculine mal digérée.
Mais au fil du temps, le cocu ne fût pas à la hauteur de ses supporters. En effet, comme souvent dans ce genre de situation, l’adjoint se révéla être un mauvais perdant. A l’entendre, la sportive n’en voulait qu’au magot de sa femme. Il se plaisait à raconter comment il avait mis en vente sur E-bay, toutes les affaires que la plantureuse Mathilde avait laissé dans sa fuite. Il semblait en être fier.
- « Ça va lui coûter la peau des fesses, croyez moi ! Je lui ferais pas de cadeau !  Elle va le payer et au prix fort ! », pérorait-il à L’Orée du Bois, en éclusant plus que de raison.
Car à ses yeux, il était en guerre et tous les moyens étaient bons. Et pour cela, il était bien décidé à lui pourrir la vie et même à instrumentaliser ses trois enfants contre la mère indigne. Pour certains gébérramnais et surtout pour Léa Belair, ce discours macho avait du mal à passer. Face à cette attitude, une partie du village changea son fusil d’épaule et apporta donc son soutien à l’infidèle. Car après tout, ils ne partageaient pas les secrets d’alcôves. Jean Yves ballot n’était peut-être pas l’époux modèle qu’il prétendait être. Dans ce genre de cas, rien n’était tout blanc ou tout noir. C’était la parole de l’un contre celle de l’autre.
Du jour au lendemain, Gébérram-sous-Grenouille se divisa en deux. Des amis, des voisins, des relations de travail cessèrent  soudainement de se parler. Fidèles à leur réputation, Dominique et Lucien Brédaire n’avaient pas de mot assez durs pour juger l’épouse volage qui comble de la perversion avait viré gousse ! La morale servait de paravent à leur méchanceté. Leur attitude si prévisible n’étonna pas personne. Par contre, Léa avait été blessée par celle des Courapied, leurs fidèles voisins avec lesquels elle croyait avoir tissé les liens d’une amitié solide. Hélas Marie-Thérèse et Alphonse emberlificotés dans des liens de parentés distendus (l’adjoint était un neveu de la mère d’Alphonse) s’étaient sentis obligés de faire bloc avec l’abandonné. Partant du vieil adage de qui n’est pas avec moi est contre moi, ils rejetèrent la famille Belair en bloc. Du jour au lendemain, les retraités se murèrent dans un silence distant et gêné, ne les saluant plus que d’un vague hochement de tête.
La situation se détériora à l’annonce du divorce. Car Jean-Yves Ballot partit à la pêche aux témoignages avec une ardeur digne d’un candidat en campagne. Il sollicitait tous ceux qu’il rencontrait, allant même jusqu’à leur souffler des griefs quand ceux-ci venaient à manquer aux  témoins. Les Belair refusèrent de participer à l’hallali de cette pauvre Mathilde. Devant la curée, Léa décida même de témoigner en sa faveur. Une multitude de petits détails lui étaient revenus en mémoire. La muflerie d’un Jean-Yves Ballot reprenant constamment  sa femme en public. Sa manie de rappeler par le détail le prix du moindre présent qu’il lui offrait. Sa jalousie maladive qui le poussait à débarquer à l’improviste dans la boutique de produits bios où elle travaillait. Plusieurs fois témoin de ces agissements, Léa les avait relaté avec une certaine honnêteté intellectuelle. L’adjoint au maire et ses supporters apparentait sa décision à de la haute trahison. Pour Marie-Thérèse et Alphonse ce fût la goutte d’eau qui fît déborder le vase. Désormais, ils ne les croisaient plus que le regard fixe, le menton relevé et la moue réprobatrice. Dans un premier temps, Léa, chagrinée par leur réaction, avait vainement tenté de leur faire entendre raison. Mais les Courapied refusèrent de l’écouter.
Comme d’habitude, les indécis, ceux qui avaient ménagé la chèvre et le chou, tirèrent leur épingle du jeu, sans trop de casse. Ils acquiesçaient passivement aux récriminations des uns et des autres sans froisser personne. Tout Gébérram-sous-Grenouille divorça en même temps que Jean-Yves et Mathilde. Chacun avait son avis sur le partage des biens, le montant de la pension ou la garde alternée des gosses. Après la sentence, l’harmonie du village n’était plus qu’un lointain souvenir.

La fête du village, la retraite aux flambeaux, le feu d’artifice du 14 juillet et le marché de Noël pâtirent de cette ambiance exécrable. Gébéram-sous-Grenouille  avait laissé une partie de son âme dans cette affaire.
Lorsque 18 mois plus tard, Matilde quitta sa prof de fitness et se rabibocha avec son premier adjoint de mari, tout le village se sentit blousé. Les tourtereaux déambulaient tendrement enlacés dans les rues du bourg sous les regards médusés et parfois haineux des habitants. Leur bonheur ainsi étalé avait du mal à passer. Les deux clans les vouaient aux Gémonies et criaient à l’imposture. Les pros comme les antis Jean-Yves et Mathilde, tous se sentaient trompés et cocus !
- « Comment peuvent-ils nous faire ça, à nous ? » se lamentaient certains à l’Orée du Bois tandis que les plus rancuniers éructaient : «  On leur fera pas de cadeau…  Ils vont nous le payer et au prix fort ! Faites nous confiance ! »
La prophétie s’avéra exacte. Lors des élections suivantes, Jean-Yves Ballot perdit sa place de premier adjoint et beaucoup de Gébérramnais boycottèrent la boutique de Mathilde. Malgré le temps, les plaies ne se cicatrisèrent jamais vraiment. Certes Léa, Richard, Marie-Thérèse et Alphonse se resaluaient et tentaient de faire comme si de rien n’était mais quelque chose s’était définitivement brisé. Mais le mal était fait. Les Gébérramnais honteux et confus, jurèrent mais un peu tard qu’on ne les y prendraient plus.

Par Patrick Mercado

Gébérram-sous-Grenouille ainsi que tous les personnages et autres lieux sortent de l’imagination de l’auteur. Ceux qui penseraient se reconnaître ou reconnaître un ami, un voisin, une connaissance seraient dans l’erreur.